LEFEBVRE Charles-Édouard [1843-1917], Portrait

 


Charles- Édouard LEFEBVRE

Jacqueline LAURIN

Jacqueline LAURIN, soprano © propriété de l’artiste

En ce début de millénaire, à l’heure où l’art sous toutes ses formes connaît de grandes révolutions, où de nouveaux styles se créent pendant que d’anciens se perdent chaque jour, la musique dite classique se fait pour sa part malmener pour ne pas se faire oublier, alors que l’on tente de rendre accessible à une majorité d’auditeurs, une musique qui, il n’y a pas si longtemps, résonnait dans la moindre place publique, au cœur du plus simple événement festif et dans tous les salons de la bourgeoisie. Ces salons où l’on pouvait découvrir de nouveaux talents ou encore les dernières créations des grands compositeurs du moment. C’est là que le terme de « musique de chambre » prend tout son sens.

Or, si aujourd’hui l’on tente de revenir peu à peu à ce genre, si prisé à l’époque, de rencontres socio-musicales où l’on invite chez soi des artistes pour un concert destiné à ses amis et sa famille, il n’en demeure pas moins que la musique romantique connaît moins d’adeptes que le rap, et lorsque l’on parle du lied ou de la mélodie, on atteint un public de plus en plus réduit.

Quoi qu’il en soit, il reste encore quelques inconditionnels qui continuent de se délecter de cette musique et, bien sûr des artistes toujours passionnés qui perpétuent la tradition en offrant  des récitals consacrés à cet art devenu rare. Mais si l’on peut se réjouir de la renaissance de la musique romantique et de la mélodie dans les salons ou petites salles plus intimistes, l’on peut tout de même déplorer le fait que ces concerts présentent le plus souvent les mêmes œuvres, les mêmes programmes, tournant toujours autour des mêmes créateurs. Pourtant, il existe un nombre incalculable de compositeurs qui ont été négligés en leur temps et méritent de sortir de l’ombre dans laquelle ils ont injustement été relégués. Charles Lefebvre en fait partie.

Charles Edouard Lefebvre est né à Paris, le 19 juin 1843. Fils du peintre Charles Victor Eugène Lefebvre, le milieu artistique dans lequel il grandit favorisa le développement de ses facultés musicales. Il connut très tôt les œuvres des grands maîtres classiques tels que Gluck, Haydn, Mozart, Beethoven et, dès l’âge de douze ans, fit ses premiers pas en composition grâce à son professeur d’accompagnement, un certain M. Merle, artiste de l’Opéra-Comique. Il découvrit  les premiers éléments d’harmonie par lui-même, dans les livres. Son père, bien qu’approuvant ses travaux artistiques, rêvait plutôt pour lui d’une profession du domaine des lettres. Il entreprit des études de droit qu’il réussit brillamment. Pendant ses études, il fit la connaissance de Charles Gounod qui, frappé par ses dispositions marquées pour la musique, intervint pour permettre son entrée au Conservatoire, dans la classe d’Ambroise Thomas. C’était en octobre 1863.

En 1864, il épousa Marie Oudiné, fille du sculpteur, graveur et médailleur Eugène-André Oudiné. Le bonheur fut malheureusement de courte durée, sa femme mourut au cours de leur 5e année de mariage, et sa fille, l’année suivante. Suite à cette terrible épreuve, il se réfugia dans l’art qui lui apporta calme et consolation.

Ce sont les concerts initiés par le compositeur et chef d’orchestre Jules Pasdeloup dès 1861 qui lui permirent d’assister peu à peu à l’éclosion du romantisme. Il y découvrit entre autres le génie de Mendelssohn en entendant son Songe d’une nuit d’été qui exerça sur lui une influence décisive. Plus tard, c’est l’intensité poétique de l’œuvre de Schumann qui s’imposa  à lui comme une révélation. Bien qu’il fut émerveillé au plus haut point par le style révolutionnaire de Richard Wagner, il fut beaucoup plus influencé dans son écriture par les deux autres, son esthétique se situant dans un juste milieu entre le classique et le romantique.

Charles Lefebvre a composé de nombreuses œuvres: sonates, trios, quatuors, symphonies, ouvertures, suites, une quarantaine de mélodies pour voix seule ou duos, des oratorios (Dalila, Melka, Eloa, Ste-Cécile, La Fille de Jephthe, La Messe du Fantôme, Toggenburg), un drame lyrique (Judith), un stabat mater et des opéras dont trois seulement furent édités (Le Trésor, Zaïre et Djelma). En 1870, il obtint le prix de Rome, pour sa cantate Le Jugement de Dieu. Il se rendit à Rome à quelques reprises et il séjourna à la villa Médicis où il composa  le Psaume XXIII pour chœur et orchestre en 1874.

En 1884 de même qu’en 1891, il reçut le prix Chartier de l’Académie des Beaux-Arts pour l’ensemble de ses compositions de musique de chambre. En 1895 il succéda à Benjamin Godard au poste de professeur de la classe de musique de chambre du Conservatoire de Paris. Il fut membre du conseil supérieur de l’Enseignement musical et officier de la Légion d’honneur.  

Ses Mélodies

Charles Lefebvre est un érudit, passionné de lettre. Ce qu’il préfère, ce sont les écrits où se mêlent habileté poétique et profondeur des sentiments humains. Ses auteurs de prédilection, Alfred de Musset, François Coppée, Sully-Prudhomme.  D’une nature douce, fine, distinguée, il tient ce goût inné pour les arts de ses parents : son père, peintre d’histoire, avait des dispositions pour tout ce qui touchait à l’art; il jouait lui-même du violoncelle et s’était lié d’amitié avec plusieurs musiciens de l’époque. Sa mère, qu’il ne connut pas car elle mourut deux mois après sa naissance, était fille d’un baron qui connut son heure de célébrité littéraire.

Parlant de célèbres auteurs littéraires, il serait injuste de ne pas souligner l’importance des poètes grâce auxquels les mélodistes trouvaient l’inspiration. Les poèmes les plus harmonieux se sont vus mis en musique par de nombreux compositeurs. A commencer par Sully-Prudhomme, ce doux poète qui sut si bien illustrer par ses écrits l’amertume des amitiés déçues, la mélancolie face à l’amour qui s’étiole. Si l’on demande quel compositeur a mis en musique son très beau poème « Ici-bas, tous les lilas meurent », la réponse spontanée est Gabriel Fauré. Mais de s’en contenter, ce serait oublier que pas moins d’une dizaine de compositeurs ont été inspirés par ce texte particulièrement mélodieux. Entre autres, bien sûr, Charles Lefebvre mais aussi Pauline Viardot, César Cui, Respighi, Duprato, pour n’en citer que quelques-uns.  Dans ce texte, le poète se désole de la brièveté des plaisirs terrestres. Sans doute la perte récente d’un être cher est-elle à l’origine de ces vers que Lefebvre a admirablement bien su mettre en musique. Soutenu par un accompagnement  riche et raffiné qui porte les trois quatrains dans un crescendo émotionnel vers la conclusion où l’adverbe toujours répété trois fois, en decrescendo, ne laisse que très peu d’espoir quant à l’éventuelle possibilité que le rêve devienne réalité, que les bonheurs éphémères vécus ici-bas puissent éventuellement durer toujours. Cette mélodie est un joyau qu’il valait vraiment la peine de ressortir de son écrin.

L’œuvre poétique de Théophile Gautier a aussi inspiré bon nombre de compositeurs. Berlioz, pour n’en nommer qu’un, a réuni dans « Les nuits d’été » six des textes que le poète publia dans un recueil paru en 1838, intitulé « La comédie de la mort ».  Dans ces nuits d’été, le compositeur a suivi l’idée du cycle mélodique dans lequel un thème est développé sous plusieurs angles. Là, il s’agit du thème de l’amour et des sentiments qu’il engendre – d’abord l’invitation au bonheur d’aimer, l’admiration, puis les déceptions et enfin le regret. Ces émotions les plus tristes qui inspirent souvent le mieux les compositeurs. Lefebvre n’a, pour sa part, pas suivi cette idée du cycle de mélodies pour rassembler les poésies de Gautier qui l’ont inspiré mais nous avons choisi de les réunir ici dans un ordre semblable, pour suivre l’idée du thème de l’amour.

D’abord, une invitation avec la « Villanelle » qui, dans un style léger, primesautier, un peu à l’image de la mélodie de Berlioz, est un appel au bonheur d’aimer. La musique suit la poésie illustrant la naissance de l’amour, qui, comme la nature, s’éveille et fleurit au printemps.

Ensuite, c’est la déception dans un « Lamento » où un pauvre pêcheur pleure sa belle amie emportée par la mort. Ici, l’accompagnement esquisse le mouvement calme et régulier des vagues qui soutiennent la complainte, entrecoupé d’accès plus tumultueux, entre les strophes du malheureux qui, s’en allant sur la mer, crie son désarroi.

Puis, dans un élan d’espoir, comme s’il pouvait encore croire au retour de l’aimée, un appel à l’amour perdu, c’est  « Absence ». Le poème semble plutôt faire allusion à une rupture amoureuse mais on peut également imaginer que notre pêcheur du Lamento tente toujours en vain de rappeler à lui sa bien-aimée qui l’a quitté pour l’au-delà. La musique nous laisse croire ici que la blessure est encore toute fraîche. Il ne s’agit pas d’une nostalgique réminiscence du bonheur passé mais plutôt d’un état de manque, un appel énergique, déterminé. Alors que, dans la mélodie de Berlioz, l’appel se fait plutôt sous la forme d’une déclamation répétitive et lancinante où tout espoir semble abandonné (celui qui appelle semble lui-même déjà parti), dans la mélodie de Lefebvre, la supplication est pleine d’assurance, on la dirait presque optimiste.

C’est une image nostalgique qui vient clore la série Théophile Gautier avec « Le banc de pierre », poème inspiré d’un tableau d’Ernest Hébert, peintre et ami du poète. Mis en musique également par bon nombre de compositeurs, ce texte ne fait pas partie du même recueil que les trois précédents et n’est donc pas non plus présent au cycle de Berlioz. Mais il conclut à ravir la série Gautier avec son caractère empreint de nostalgie, comme un tableau qui prendrait vie peu à peu, faisant renaître des scènes qui l’ont inspiré jadis.

La mélodie « La vigne en fleur », sur un poème de Theuriet a, quant à elle, été dédiée à Pauline Viardot, cantatrice et elle-même compositrice*. Artiste très respectée à la fin du XIXe siècle, son salon était un point de rencontre pour les compositeurs aussi bien débutants que confirmés. Lefebvre a eu le privilège de le fréquenter.  Légère, enlevée, la mélodie débute sur d’allègres triolets qui mettent tout de suite dans une ambiance d’effervescence et d’extase. Cette jeune femme, prise de sensations à la fois agréables et troublantes, se demande bien si cet état d’enivrement qui la perturbe et l’enchante tour à tour est bien l’effet de ce qu’on appelle l’amour.

* Un CD consacré à ses mélodies russes par les mêmes artistes, sous le même label est paru en 2012

Les conseils que son mentor, Charles Gounod, lui prodigua dans sa jeunesse n’ont certainement pas été sans exercer une influence sur son écriture d’un style où la grâce prédomine. « Contemplation » sur un poème de Victor Hugo en est un excellent témoin. Une ambiance qui rappelle la très belle mélodie « Le Soir » sur un poème de Lamartine, qui porte également sur l’éloge de la nature et de ses astres nocturnes, nous transportant dans une rêverie contemplative.

Les deux compositeurs étant également de fervents croyants, leur création comporte une bonne part d’œuvres sacrées, ou inspirées de poèmes à caractère religieux, de prières. « Méditation » en est une, tirée de l’hymne op. 52, Prono volutus impetu, inclinat in noctem dies – Le jour qui s’empresse de faire place à la nuit. Alors que ma vie se hâte vers sa fin, Seigneur, entends ma prière et éclaire-moi de ta lumière. Texte français de Paul Collin. Poète et licencié de droit comme Lefebvre, il fut l’auteur de nombre de ses livrets dont celui de l’opéra Zaïre, la messe du fantôme, Eloa, Melka et Judith.

Un détour par l’Italie où le compositeur a eu le bonheur de séjourner à plusieurs reprises, comme nous le disions plus haut, à la Villa Médicis, nous permet de découvrir une autre facette de son art. Dans un style léger entre ariette et bel canto, « Il ritorno » sur une poésie populaire toscane, apporte une petite touche de fraîcheur, proclamant le bonheur de voir revenir l’être aimé.

Dans la légende arthurienne, la fée Viviane adopte et éduque Lancelot du lac qui deviendra chevalier d’Arthur, le roi auquel  elle donnera l’épée Excalibur. Quant au druide Merlin, qui lui enseignera tous ses secrets, il succombera à ses charmes qu’elle utilisera pour en faire son « amant éternel ».  Et voilà comment, en une seule rencontre, d’un simple regard, « Viviane » la fée aura réussi à séduire le narrateur.  

C’est sans doute son attrait pour l’orient qui a inspiré au poète et docteur Henri Cazalis le poème « Charmeuse de serpents » qu’il a publié sous le pseudonyme Jean Lahor dans un recueil intitulé « L’illusion ». On l’avait surnommé «l’Hindou du Parnasse contemporain» vu son goût pour la pensée orientale. Lefebvre éprouvait un semblable penchant, ses nombreux voyages en orient lui ayant laissé une impression plus que durable. Dans la musique qui soutient ce texte, on se sent tout de suite transporté dans un monde de magie à l’atmosphère chaude et langoureuse où la sensualité côtoie le mystère, conduisant à une sorte d’extase que des vocalises parachèvent, tenant l’auditeur en haleine jusqu’à la note finale. Le serpent aurait-il eu raison de la charmeuse ?   

« Dans la steppe », du même poète, nous ramène enfin à l’essentiel, l’amour, encore et toujours. Comme dans la « Villanelle » ou « La vigne en fleur », c’est l’élan amoureux qui prime avec toute sa fougue. La passion qui enivre et donne des ailes même aux chevaux qui, dans un galop rythmé, nous conduisent en toute liberté à travers l’illimité ! Hourrah !

En écoutant l’ensemble de son œuvre, on devine chez Charles Lefebvre un tempérament empreint de tendresse et d’émotions douces plus que de fougue et d’emportements passionnés. Son approche se veut discrète, à l’instar du pastelliste en peinture.  Ses mélodies ont un caractère propre qui les rend uniques, originales.  Sa réputation n’a pas atteint l’apogée à laquelle elle aurait pu prétendre dans ce siècle qui n’aura pas été très favorable à tous les talents, sans doute trop nombreux, l’intérêt du public se portant d’abord vers des Berlioz, Wagner et autres colosses qui faisaient de l’ombre à tous ceux qui ne pouvaient prétendre à une égale maîtrise. Ces compositeurs de talent ont néanmoins existé et laissé une trace charmante et durable de leur passage. Il est donc plus que justifié de faire revivre aujourd’hui des œuvres qui ont contribué à étoffer un art par lequel s’est admirablement distinguée l’Ecole française de la dernière moitié du XIXe et du début du XXe siècle.

Cette mission ne serait pas possible sans le concours d’éditeurs passionnés qui travaillent à la réédition de partitions épuisées, offrant une deuxième vie à une musique qui n’aurait pas survécu à notre siècle. Un merci tout particulier à M. Walter Foster, éditeur et lui-même compositeur, dont l’entreprise de réédition d’œuvres rares, « Recital Publication », a redonné vie à un nombre incalculable de partitions, introuvables dans les librairies musicales, nous permettant d’accéder à une majorité des mélodies présentées ici. 


 

Le Trio opus 110 de Charles-Edouard Lefebvre

Laurent MARTIN

Vollore, mars 2018

Aude PIVÔT, violoncelle © photo T. TASHEFF Laurent MARTIN © photo Éric R. Vichy Vincent BRUNEL, violon © photo T. TASHEFF

 

 

Jacqueline Laurin ayant présenté idéalement Lefebvre et ses mélodies, je vais consacrer ce texte à ma découverte du compositeur et de son trio.

C’est en 2001 que je vois chez Arioso, rue de Rome à Paris, la librairie musicale où j’ai fait une partie de mes trouvailles, providence des chercheurs de raretés, une partition complète du Quintette opus 50 de Lefebvre, transcription par lui-même de sa Symphonie en ré.

Dans les années suivantes je complète ma collection avec des œuvres de musique de chambre et suis de plus en plus certain de la qualité de ces créations.

A l’occasion de la réalisation du  CD de mélodies je propose d’y inclure le Trio avec l’aide bienvenue de Vincent Brunel et d’Aude Pivôt, membres du Trio Nuori.

Écrit vers 1900-1901 et publié en 1902, c’est l’une des dernières œuvres de Lefebvre.

Le premier mouvement, Allegro deciso, porte bien son titre. On y trouve dès les premières notes, un thème vigoureux, entraînant et rythmé. Le second thème est au contraire très chantant et romantique, permettant aux 3 musiciens de se donner la parole tout à tour.

Au milieu de ce mouvement, une surprise, un Larghetto avec une magnifique et émouvante cantilène offre un long solo au piano, rejoint bientôt par les cordes. Puis le mouvement se termine avec un retour à l’Allegro tantôt scandé tantôt chanté ou dynamisé par les cordes à l’unisson.

Le bel Andante sostenuto s’ouvre dans une atmosphère recueillie et pensive.  Le Tempo s’accélère ensuite pour revenir à nouveau au calme à la fin. Tout au long, le piano a plutôt un rôle d’accompagnement avec parfois des guirlandes mélodieuses et les cordes se partagent le discours musical  ou sont à l’unisson, mais toujours très chantants et passionnés.

Enfin l’Allegro final commence dans une certaine allégresse légère, mais un côté héroïque et rythmé va se développer progressivement, s’installer et se conclure dans un optimisme conquérant. 

 

 

 

 

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